Jeanne d'Arc, son costume, son armure : essai de reconstitution 
Adrien Harmand
Paris, Editions Leroux, 1929

.: Préface | La chemise | Le chaperon | Le gippon | Les chausses :.

Préface

Le 3 mars 1431, dans la chambre de parement, au bout de la grande salle du château de Rouen, Jeanne d'Arc comparaissait pour la sixième fois devant ses juges. Interrogée sur des images qu'on aurait faites à sa ressemblance elle, répondit avoir vu entre les mains d'un Ecossais à Arras alors qu'elle était prisonnière des Bourguignons, une peinture qui la représentait toute armée, un genou en terre, offrant une lettre à son roi. Il est fâcheux que cette oeuvre ne soit pas parvenue jusqu'à nous, et l'on doit d'autant plus en regretter la disparition que Jeanne elle-même déclarait s'y être reconnue. Déjà, l'année précédente, chacun avait pu voir à Ratisbonne, moyennant vingt-quatre pfennigs, une autre peinture où elle était figurée. Ce dernier tableau est également perdu. Les textes contemporains ne mentionnant l'existence d'aucun autre portrait de Jeanne d'Arc en dehors de ces deux peintures, il nous faut renoncer à jamais connaître la physionomie de la plus merveilleuse personnalité de notre histoire. Nous savons seulement, sur la foi de témoignages d'une véracité probable, que la Pucelle, bien compassée de membres et forte, belle et bien formée, avait une figure rustique habituellement enjouée, une voix douce et des cheveux noirs taillés en rond, à la mode des hommes de son temps. Et si l'on admet que la prophétie d'Eugelide s'applique à notre héroïne, on saura de plus qu'elle avait un grain de beauté derrière l'oreille droite et que son cou était de longueur modérée. On conviendra que tous ces détails, qui ont leur intérêt, sont impropres à nous donner sur son visage la moindre précision satisfaisante. Si donc il nous faut abandonner tout espoir de contempler jamais, fidèlement reproduits, les traits de notre libératrice, de nombreux documents par contre, tant écrits que figurés, nous permettent de tenter la reconstitution des costumes civils ou militaires qu'elle a pu revêtir au cours de sa mission. D'une époque troublée où la bourse des princes s'employait plus souvent à soudoyer des gens d'armes qu'à subventionner des imagiers et des enlumineurs, il est resté une iconographie certainement moins abondante que celles du début et de la seconde moitié du siècle, mais cependant suffisante pour nous apprendre comment, vers 1430, s'habillaient nos ancêtres. Quant aux textes contemporains se rapportant au costume de l'héroïne juridiquement condamnée sur une question d'habit, quelques uns sont particulièrement précis et instructifs, et s'il est une figure historique de ces temps reculés dont la silhouette pourrait être entrevue assez exactement., c'est bien notre radieuse Pucelle. Le port de l'habit d'homme, seul motif valable de condamnation dans la conscience de juges qui se trouvaient alors intéressés à se montrer rigoureux défenseurs des lois de l'Eglise, avait été la question dominante de tout le procès de Rouen. L'abandon par Jeanne des vêtements de son sexe était évident. Partisans ou adversaires., tous pouvaient en témoigner. Elle-même n'en revendiquait-elle pas hautement. la responsabilité, invoquant un ordre du Ciel à elle directement transmis ? Mais il importait à ses juges de bien établir l'entière vérité à ce sujet, à savoir que la transformation avait été complète, Jeanne n'ayant gardé en fait d'habits quoi que ce fût qui eût rappelé son sexe, tandis qu'elle s'était empressée d'adopter toutes les parties du costume masculin en usage de son temps. Le principe de la condamnation était dès lors inattaquable puisqu'il se trouvait avéré qu'elle avait, de la façon la plus absolue, transgressé la prescription du Deutéronome interdisant aux femmes de revêtir les vêtements des hommes. C'est pourquoi toutes les différentes pièces de la garde-robe de la Pucelle sont énumérées si complaisamment en maints endroits de son procès que confirment d'autre part les récits des chroniqueurs. Nous pouvons donc ainsi savoir, non seulement sous quelles vêtures notre héroïne est apparue aux yeux de ses contemporains, mais encore connaître les parties cachées de son habillement dont l'étude sera pour nous d'un grand intérêt, les vêtements de dessous n'étant pas les moins indispensables à reconstituer lorsqu'il s'agit de donner à un costume tout son caractère. Quelques images du quinzième siècle sont parvenues jusqu'à nous avec la prétention de représenter Jeanne d'Arc. Ces monuments de pure fantaisie ne nous seront d'aucune utilité. La plupart se trouvent dus à des artistes trop jeunes pour avoir connu la Pucelle, disparue de la scène du monde alors qu'ils étaient tout enfants, ou même avant qu'ils fussent nés. Quant à celles de ces représentations qui sont manifestement contemporaines, les conditions dans lesquelles elles furent exécutées ne permettent pas de leur accorder plus de confiance. La première en date de ces images est une caricature tracée d'une plume inexperte en 1429, au lendemain de la délivrance d'Orléans, par un greffier bourguignon du parlement de Paris. Le seul fait que Jeanne, habillée en femme, y montre ses cheveux, contrairement à l'usage de l'époque, semble dénoter l'esprit malveillant du dessinateur cherchant à ridiculiser la guerrière qu'il n'avait d'ailleurs jamais vue. La décence d'alors permettait bien à une femme de découvrir sa gorge, très bas, mais lui défendait de dévoiler sa chevelure qu'elle devait toujours maintenir soigneusement embéguinée. Ce croquis informe ne peut donc rien nous apprendre de l'aspect extérieur de la Pucelle. Il en serait autrement de la tapisserie allemande du musée d'Orléans, également contemporaine de notre héroïne et représentant son arrivée à Chinon, si les modes d'outre-Rhin qui singularisent cette composition, l'étendard et les armures qui, d'après l'histoire, ne devraient pas figurer, n'empêchaient d'en faire état pour une reconstitution vraisemblable du voyage de Chinon. L'artiste duquel on doit cet intéressant travail y a dépeint ses personnages armés et habillés comme il pouvait en voir chaque jour en Allemagne vers 1430. Il a eu l'heureuse idée de n'y pas féminiser Jeanne, si bien qu'il est difficile de la distinguer de ses compagnons. Les uns la reconnaissent dans le cavalier qui se trouve en tête du groupe, les autres dans celui qui porte l'étendard. Cette confusion fait plutôt l'éloge de l'auteur. Sachant combien Jeanne tenait à son aspect masculin, il a scrupuleusement respecté la vérité sur ce point, à l'encontre de tous ses successeurs. Nous trouvons ensuite par ordre chronologique, en fait d'anciennes images de la Pucelle qui nous aient été conservées, une miniature d'un manuscrit exécuté à Arras 1451, nous la représentant déjà féminisée et par conséquent contraire à la réalité. Les artistes commencent à se préoccuper avant tout de montrer la femme dans Jeanne. Désormais, plus de confusion possible avec un homme. De longs cheveux flottent sur ses épaules et sa cuirasse est agrémentée de deux proéminences affectant la forme des seins. D'où une Jeanne d'Arc notoirement fausse, et dorénavant celles qui suivront, pendant cinq siècles, seront comme celle-ci contraires à ce que nous révèlent les documents contemporains. Un continuel malentendu existera dès lors entre Jeanne d'Arc et ses portraitistes posthumes, ceux-ci s'efforçant de la féminiser autant que cette fille extraordinaire avait mis de soins à se donner l'apparence d'un homme. Les textes les plus authentiques sont en effet unanimes à affirmer cette tendance persistante de la Pucelle en opposition complète avec l'entêtement moutonnier des peintres et des sculpteurs de toutes les époques à partir de la seconde moitié du quinzième siècle. De nos jours, où l'on se targue volontiers d'exactitude historique, nos plus savants artistes ne sont pas à l'abri de cette influence fâcheuse, en quelque sorte atavique. Leur préoccupation d'extraire d'un sujet féminin toute la grâce et toute la joliesse qu'il comporte les entraîne à sacrifier la vérité à l'esthétique lorsqu'ils entreprennent de reconstituer l'aspect de notre héroïne nationale au cours de sa mission libératrice. Ils entendent que le public, au premier coup d'oeil jeté sur leur oeuvre, comprenne de suite qu'il a devant lui l'image d'une femme et ne se méprenne pas comme les gens de Chinon de 1429, lesquels, voyant Jeanne pour la première fois, la soupçonnaient d'être un garçon et ne s'apercevaient de leur méprise qu'au son de sa douce voix de femme. Frémiet a doté ses statues d'une longue chevelure et Barrias agrémenté la sienne de cheveux lui cachant la nuque en manière de chignon. La Jeanne d'Arc de Dubois, élégante et gracile, se rapprocherait davantage de la vérité si elle n'était coiffée d'une salade dont le type ne se rencontre pas à l'époque de notre héroïne. Et lorsque nous quittons ces sommités de l'art pour descendre parmi les artistes de second et de troisième ordre, fournisseurs habituels, de nos églises, nous avons le regret d'y constater qu'à un physique resté féminin s'ajoute un malencontreux jupon. Que peintres et sculpteurs en prennent leur parti. Pour représenter Jeanne d'Arc avec toute l'exactitude possible dans les différentes phases de son existence qui s'écoulèrent de son départ de Vaucouleurs au jour de son martyre, il faut d'abord en faire un garçon. En se vêtant en homme, sans conserver le moindre vestige de coiffure ou parure rappelant la femme., l'héroïne avait pour but principal de faire oublier son sexe et d'éloigner ainsi toute idée malséante à son égard de l'esprit de ses compagnons. Proscrivons donc des futures images de la sainte en guerrière les longs cheveux, les jupons, les longues robes fondues de côté pour laisser voir la jambe. Esprits légers ou dames candides peuvent seuls trouver leur compte à tous ces travestis qui ne sauraient satisfaire les natures strictement soucieuses de vérité. Une femme habillée en homme, mais dont la chevelure et la coupe particulière des vêtements trahissent le sexe peut être à sa place sur la scène d'un théâtre; elle ne l'est pas sous les voûtes d'un temple. Respectons la volonté de la sainte et laissons-la en garçon. Les premiers organisateurs de la procession commémorative de la délivrance d'Orléans, qui, eux, avaient connu la Pucelle, donnaient chaque année le rôle de celle-ci à un tout jeune homme. Ils avaient compris qu'aucune Orléanaise,, si vaillante eût-elle été, n'aurait jamais consenti à pousser l'héroïsme jusqu'à mutiler sa chevelure selon la disgracieuse mode masculine de l'époque, ainsi que l'avait fait Jeanne d'Arc, et, à Orléans, pendant plus de trois siècles, notre guerrière fut toujours représentée par un puceau dans la cérémonie du 8 mai. A ce grand tort de féminiser Jeanne d'Arc qu'ont encore, au mépris des textes, les artistes lorsqu'ils prétendent nous la montrer au cours de sa mission, s'ajoute une science tout à fait insuffisante des modes de son temps. Le défaut est surtout sensible chez ceux d'entre eux qui entreprennent de retracer les différentes scènes de l'épopée de 1429, dans lesquelles figure l'héroïne au milieu d'autres personnages. Nous nous exercerons dans ce livre de remédier à une ignorance que les imprécisions et les nombreuses lacunes des histoires du costume actuellement existantes n'ont fait jusqu'à présent qu'entretenir. Nous démontrerons donc d'abord que la Pucelle, loin d'avoir adopté les tenues spéciales dont on l'affuble trop souvent, s'était tout simplement contentée de revêtir les habits des hommes de son temps. Nous nous appliquerons ensuite à décrire les formes diverses qu'affectait le costume masculin, tant civil que militaire, à l'époque de Jeanne d'Arc avec l'espoir que, non seulement les artistes, mais encore les organisateurs futurs de fêtes et de spectacles en son honneur accueilleront favorablement notre étude. Elle leur exposera, à l'aide d'une iconographie authentique, appuyée de patrons patiemment reconstitués, les véritables modes usitées en 1430, sans la connaissance desquelles les plus brillants cortèges ayant la prétention de représenter la Pucelle et son entourage ne pourront jamais dépasser le niveau d'un puéril défilé de déguisements fantaisistes. Nos recherches ont eu principalement pour objet d'étudier la sainte dans ses aspects de chevalier. Nous ne pouvions cependant nous désintéresser du costume de son sexe qu'un ordre du Ciel lui avait fait abandonner au début de sa mission et qu'elle devait reprendre aux derniers moments de sa courte et glorieuse existence. On trouvera donc à la fin de ce livre en quoi dut consister, selon nous, la tenue de Jeanne conduite au bûcher. Les détails dans lesquels nous entrons à ce sujet sur les vêtements qui étaient alors le partage des femmes de condition modeste permettront de refaire une idée vraisemblable du costume de paysanne que portait l'humble Jeannette à Domrémy, lorsque, près de l'église, dans le jardin de son père, des Voix l'appelaient au secours de la France envahie.



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